Maraîcher en chef
Adossé au site de création contemporaine du Palais de Tokyo, Joël Thiébault présente sur son étal du marché de l'Alma les plus belles natures mortes de Paris. Sur ses tréteaux, le violet vif du chou-fleur graffiti côtoie des aubergines marbrées de blanc, le coeur rouge d'une betterave peut se strier de neige, sa "collection 2007" de tomates passer du vert tigré au jaune d'or. Au milieu du relief rustique des tubercules et de la délicatesse aromatique de la mélisse, de la bourrache, du thym orange ou de la coriandre fleurie, la star des maraîchers remplit avec autant de plaisir les paniers des ménagères que ceux des meilleurs chefs de la capitale.
On l'avait quitté avenue du Président-Wilson, en tablier bleu, lunettes sur le nez et portable à l'oreille, prenant, "au cul du camion", les commandes de ses amis restaurateurs. On le retrouve les bottes dans le limon, "à 8 kilomètres à vol d'oiseau de la tour Eiffel", dans son exploitation de Carrières-sur-Seine (Yvelines). Les yeux pétillent, un chaleureux sourire s'accroche aux lèvres avec une facilité qui fait dire à son ami, le journaliste gastronomique Eric Roux : "Joël est un jardinier heureux, il fait des légumes joyeux qui ne demandent qu'à être mangés."
Quand la famille Thiébault a commencé à cultiver ses terres, il y a cinq générations, la nationale ne passait pas encore au-dessus des salades, l'arche de la Défense ne faisait pas de l'oeil aux artichauts et les cités de Nanterre, sur l'autre rive de la Seine, ne regardaient pas en chiens de faïence les tunnels blancs des serres.
L'asperge d'Argenteuil régnait en maître, partageant son territoire avec des vergers. Mais le micro-climat local, la qualité de la plaine d'alluvions et de nouvelles demandes aidant, la gamme des cultures maraîchères s'est petit à petit étendue.
Jamais, pourtant, à ses débuts, en 1974, Joël Thiébault n'aurait imaginé cultiver sur sa vingtaine d'hectares près de 1 600 variétés d'herbes et de légumes. "A l'époque, se souvient le roi du potager, les produits standards étaient encore de bonne tenue en termes de goût et de conservation. Mais, petit à petit, la qualité proposée par les semenciers s'est dégradée à cause du diktat de la grande distribution."
La tomate sera l'exemple type de cette évolution vers la standardisation gustative, la course au rendement et les hybrides forcés en hors-sol. D'un rouge vif et d'une rondeur uniforme, aussi résistante que sans saveur, la variété "longue vie" imposée dans les grandes surfaces à la fin des années 1970 viendra titiller l'orgueil du producteur des Yvelines.
"On pouvait se démarquer de la grande distribution en misant sur la qualité, explique Thiébault. J'ai commencé à chercher des variétés de tomates anciennes et à les cultiver pour chercher à en tirer le maximum de saveur et de parfum."
Green zebra, tomate mirabelle, noire de Crimée, andine cornue, black cherry... De Carrières-sur-Seine aux marchés du 16e arrondissement (celui de l'Alma, le mercredi et le samedi, celui de la rue Gros, le mardi et le vendredi), cette délicieuse palette de pomodori fera le premier succès d'un maraîcher qui ne cessera d'appliquer ce principe de curiosité à l'ensemble de ses cultures.
Les casseroles d'une nouvelle génération de chefs deviendront les amplificateurs de cette quête. "Il a pu dérouler son histoire parce que des cuisiniers étaient prêts à l'entendre, analyse Eric Roux. Il y a vingt ans, atteste Thiébault, les cartes des restaurants étaient trop rigides pour s'adapter à cette variété de légumes. Aujourd'hui, les chefs sont beaucoup plus portés sur la découverte, leurs menus évoluent au jour le jour, comme les produits que je leur apporte."
Au coeur d'une gastronomie française qui se régénère, en phase avec de nouvelles habitudes de consommation, le légume passe, comme le dit le cultivateur gourmand, "du rôle de la demoiselle d'honneur à celui de la mariée". Parmi la quarantaine de chefs accros aux arrivages de Thiébault, de prestigieux anciens comme Pierre Gagnaire, Antoine Westerman ou Guy Savoy et une flopée de nouveaux talents comme Jean-François Piège, William Ledeuil, Flora Mikula ou Eric Fréchon. Avec eux et les journalistes Lyndsay et Patrick Mikanowski, le jardinier a composé, en 2005, un superbe livre, Légumes de Joël (Flammarion, 176 pages, 45 euros), traduit depuis en plusieurs langues.
Fidèle parmi les fidèles, Pascal Barbot, jeune chef récemment "triple-étoilé" de L'Astrance, n'hésite pas à proclamer que, "depuis l'ouverture, Joël fait partie de l'histoire de L'Astrance. Sa disponibilité, la variété et la fraîcheur de ses produits sont une constante inspiration". Des plats comme le méli-mélo de légumes-racines, le cappuccino de cerfeuil tubéreux au gingembre et à l'orange ou les carottes-crayons au coulis de carrot cake sont là pour en témoigner.
Le maraîcher accorde une importance primordiale à cette complicité. "J'explique aux cuisiniers le vécu d'un légume, le pourquoi d'une texture, d'une saveur, d'un parfum. En échange, ils le travaillent et nous expliquent les meilleures façons de le préparer. Une information que je fais remonter aux clients du marché."
Ces échanges valideront ou pas les découvertes du cultivateur. "Je plante au minimum quarante pieds pour chaque essai. Il me faut environ trois ans pour bien connaître une espèce ou une variété nouvelles, le temps d'appréhender différentes conditions climatiques, d'enregistrer le retour de mes clients."
Sa banque de données ne cesse de s'étoffer, sa soif de connaissance reste inassouvie. Mais, à 54 ans, Joël Thiébault éprouve parfois des moments de lassitude. Souvent levé à 3 heures et demie du matin, pour des journées de seize à dix-sept heures de labeur, il dit guetter "les quarts d'heure de plaisir permettant de rééquilibrer les heures de contraintes".
Il peste contre des directives européennes qui imposent calibre et couleur sans se soucier de qualité gustative, contre ceux qui, "au nom d'une vie saine, menacent de nous la rendre triste". Lui, qui refuse d'agrandir son exploitation (de dix à quinze employés suivant les saisons) pour garder le contrôle de ses produits, dit qu'il pourrait céder un jour, sous le poids de la fatigue, aux sirènes de groupes hôteliers qui aimeraient l'engager comme consultant.
Mais parlez-lui des maraîchers japonais (sa dernière marotte), de la façon dont Gagnaire essaie d'accommoder les filaments de ses fleurs d'artichaut ou de comment vos enfants, grâce à lui, se sont mis à aimer les légumes, et vous verrez le bonhomme se revitaliser aussi sûrement que Popeye après une platée d'épinards
Le site de Joël Thiebault et son livre, Légumes de Joël